En m'engageant dans Avenue Street, je n'avais qu'une idée en tête, rentrer chez moi au plus vite pour remettre en lieu sûr les 6000 Rands que j'avais dans la poche arrière de mon pantalon. Pourquoi se balader avec une telle somme alors que l'insécurité en Afrique du Sud est une des caractéristiques du pays ? Christian Pizafy, le directeur de l'Alliance, m'avait expliqué qu'ici, lorsqu'on visite un appartement et que l'on veut le retenir, il faut mettre des billets sur la table. Évidemment, il faut signer un contrat avec le propriétaire, mais cela permet d'éviter que l'appartement ne vous passe sous le nez, parce que quelqu'un d'autre a fait ce qu'il fallait et pas vous. Avant de partir, j'avais demandé à mes collègues ce qu'ils pensaient du quartier où se situait Constitution Street. Valérie m'avait dit de faire attention, car la gare qui était à proximité drainait des zonards peu recommandables. Mais Patricia, qui y avait habité, pensait au contraire que c'était un chouette endroit. Mais ici, tout est affaire de nuances. Constitution fait partie de ces endroits qui porte un seul nom, mais correspond à deux réalités que seule sépare une ligne de démarcation invisible sur une carte. Quartier Blanc / Quartier Noir. Une seule Constitution pour un même peuple, mais en réalité, deux peuples distincts, qui se côtoient sans se mélanger.
J'étais prévenu et je m'attendais au pire. Le seul moyen de trancher l'affaire était d'aller voir par moi-même. En passant cette ligne invisible, je me suis bien rendu compte que ce n'était pas vraiment ce à quoi je m'attendais. J'aurai dû partir plus tôt, au lieu d'attendre la propriétaire qui m'a joué un sale tour en me faisant attendre plus de quarante cinq minutes pour finalement m'annoncer que l'appartement était loué.
En remontant la rue qui longe le Parlement sud-africain, je sentais cette atmosphère étrange qui règne ici, et que j'avais déjà perçu à Durban, lors de mon premier voyage. Les vivants rentrent à toute allure se terrer dans leurs foyers protecteurs, tandis qu'une faune patibulaire se réveille à la tombée du jour. Je marchais à toute allure, comme un skieur slalomant entre les obstacles. Puis, en passant près de ce restaurant très chic, où plusieurs personnes prenaient déjà un verre, et de ces jeunes cadres blancs qui discutaient dans la rue, je sentais que je sortais de la zone de turbulence. Aussi, en m'engageant dans Avenue Street, je savais que je n'étais plus loin de Long Street. Je l'ai d'ailleurs vérifié le lendemain, en refaisant un bout du chemin, avec ma collègue Valériane. Le plus consternant, c'est que j'étais à deux pas du Consulat français.
Après avoir cédé mon portable, j'ai rebroussé chemin, espérant retrouver les jeunes cadres qui discutaient à l'angle de la rue. Mais un individu malfamé venait vers moi, j'ai cru qu'il s'agissait de mon joueur de couteau, j'ai donc tourné les talons. Je me suis approché d'un de ces hommes qui gardent les rues, vêtus d'un de ces gilets jaunes fluorescents, très moches mais qui sauvent des vies sur les routes en pleine nuit. En m'approchant, je vis un visage buriné par les coups de la vie, un regard tout aussi glaçant que celui de mon apprenti tueur. Une hésitation. Puis-je demander de l'aide à cet homme ? En deux mots, je lui explique la situation. "Fucking bastard" jargonne-t-il à l'encontre de mon agresseur. Son accent est à coupé... au couteau ! J'ai cru d'abord qu'il parlait afrikaans. Un autre patrouilleur nous rejoint et nous voilà à la poursuite du chasseur. Tous deux ont des visages de repris de justice, de bagnards à qui la vie n'a rien épargné. Ils savent se battre à mains nues, recevoir des coups et les éviter. Mais ils ont choisi la voie de la rédemption, celle du service, du respect de l'ordre. Eux, ne sont pas des voyous, peut-être l'ont-ils été plus jeunes, mais à présent, leur dévouement est indiscutable. Ils ont choisi d'assurer la sécurité de ceux qui étalent leurs signes extérieurs de richesse, sans mesurer à quel point l'ostentation est le vecteur de la tentation. Sont-ils au service de la Justice ? Assurément, puisqu'ils m'ont protégé en me raccompagnant jusqu'à Long Street. Mais quelle justice servent-ils ? Celle qui pousse à la rue des hommes et des femmes, parfois des enfants, dénués de protection sociale. Combien d'épaves, de vies abîmées, de laissés pour compte croupissent au bord d'une société qui exulte au soleil ?
La pauvreté est une réalité propre à l'espèce humaine. Les animaux n'ont pas besoin d'argent pour vivre heureux. Certes, les prédateurs dans le monde animal sont omniprésents. Mais le besoin de manger chez les animaux ne les poussent pas à jouir de la douleur qu'ils causent en prenant une vie. Bien sûr, cette misère est rependue, depuis toujours, sur la Terre, comme une lèpre souterraine, qui engendre cette violence, que l'on redoute en voulant protéger ce que l'on possède, alors que les autres, la très grande majorité ne possède rien d'autre qu'un désir d'exister, tout aussi légitime. Au fond, notre folie n'est-elle pas d'accepter la folie du monde comme une chose ordinaire ?
Mes anges gardiens m'ont demandé si je pouvais reconnaître l'homme au couteau. Ils m'ont accompagné dans Compagny's gardens. Nous n'y avons vu que des damnés dormant sous des tentes dans le meilleur des cas, et à la belle étoile, lorsque leur infortune était à son comble. Ils voulaient l'attraper, le cogner dur, lui montrer à ce "bastard" que nul ne peut défier impunément l'ordre des riches. Ils voulaient lui faire la leçon, pour le corriger de ces errances, et justifier ainsi leur maigre salaire.
Aux limites de leur territoire, le visage d'Isidore et de Donnie s'est éclairé à la lueur d'un lampadaire, lorsqu'ils m'ont dit leurs prénoms. J'ai vu alors dans leurs yeux, qu'il suffisait de peu de choses pour qu'ils puissent s'enorgueillir d'être apparentés à la communauté humaine.
Chaque jour, et chaque nuit, dans les rues de Cape Town, des hommes poussent leurs chariots de fer, où ils ont entassés pêle-mêle des objets qu'ils tentent de vendre à longueur de journée. Je les entends le matin, je les vois le soir, trainant leurs marchandises dans la pente des rues abruptes, comme s'ils traînaient là leur vie entière. En les regardant, je pense à Sysyphe, et je me dit que c'est en s'inspirant de la pauvreté et de l'absurdité de la condition humaine qu'Albert Camus a dressé le portrait d'un homme heureux.
J'étais prévenu et je m'attendais au pire. Le seul moyen de trancher l'affaire était d'aller voir par moi-même. En passant cette ligne invisible, je me suis bien rendu compte que ce n'était pas vraiment ce à quoi je m'attendais. J'aurai dû partir plus tôt, au lieu d'attendre la propriétaire qui m'a joué un sale tour en me faisant attendre plus de quarante cinq minutes pour finalement m'annoncer que l'appartement était loué.
En remontant la rue qui longe le Parlement sud-africain, je sentais cette atmosphère étrange qui règne ici, et que j'avais déjà perçu à Durban, lors de mon premier voyage. Les vivants rentrent à toute allure se terrer dans leurs foyers protecteurs, tandis qu'une faune patibulaire se réveille à la tombée du jour. Je marchais à toute allure, comme un skieur slalomant entre les obstacles. Puis, en passant près de ce restaurant très chic, où plusieurs personnes prenaient déjà un verre, et de ces jeunes cadres blancs qui discutaient dans la rue, je sentais que je sortais de la zone de turbulence. Aussi, en m'engageant dans Avenue Street, je savais que je n'étais plus loin de Long Street. Je l'ai d'ailleurs vérifié le lendemain, en refaisant un bout du chemin, avec ma collègue Valériane. Le plus consternant, c'est que j'étais à deux pas du Consulat français.
Après avoir cédé mon portable, j'ai rebroussé chemin, espérant retrouver les jeunes cadres qui discutaient à l'angle de la rue. Mais un individu malfamé venait vers moi, j'ai cru qu'il s'agissait de mon joueur de couteau, j'ai donc tourné les talons. Je me suis approché d'un de ces hommes qui gardent les rues, vêtus d'un de ces gilets jaunes fluorescents, très moches mais qui sauvent des vies sur les routes en pleine nuit. En m'approchant, je vis un visage buriné par les coups de la vie, un regard tout aussi glaçant que celui de mon apprenti tueur. Une hésitation. Puis-je demander de l'aide à cet homme ? En deux mots, je lui explique la situation. "Fucking bastard" jargonne-t-il à l'encontre de mon agresseur. Son accent est à coupé... au couteau ! J'ai cru d'abord qu'il parlait afrikaans. Un autre patrouilleur nous rejoint et nous voilà à la poursuite du chasseur. Tous deux ont des visages de repris de justice, de bagnards à qui la vie n'a rien épargné. Ils savent se battre à mains nues, recevoir des coups et les éviter. Mais ils ont choisi la voie de la rédemption, celle du service, du respect de l'ordre. Eux, ne sont pas des voyous, peut-être l'ont-ils été plus jeunes, mais à présent, leur dévouement est indiscutable. Ils ont choisi d'assurer la sécurité de ceux qui étalent leurs signes extérieurs de richesse, sans mesurer à quel point l'ostentation est le vecteur de la tentation. Sont-ils au service de la Justice ? Assurément, puisqu'ils m'ont protégé en me raccompagnant jusqu'à Long Street. Mais quelle justice servent-ils ? Celle qui pousse à la rue des hommes et des femmes, parfois des enfants, dénués de protection sociale. Combien d'épaves, de vies abîmées, de laissés pour compte croupissent au bord d'une société qui exulte au soleil ?
La pauvreté est une réalité propre à l'espèce humaine. Les animaux n'ont pas besoin d'argent pour vivre heureux. Certes, les prédateurs dans le monde animal sont omniprésents. Mais le besoin de manger chez les animaux ne les poussent pas à jouir de la douleur qu'ils causent en prenant une vie. Bien sûr, cette misère est rependue, depuis toujours, sur la Terre, comme une lèpre souterraine, qui engendre cette violence, que l'on redoute en voulant protéger ce que l'on possède, alors que les autres, la très grande majorité ne possède rien d'autre qu'un désir d'exister, tout aussi légitime. Au fond, notre folie n'est-elle pas d'accepter la folie du monde comme une chose ordinaire ?
Mes anges gardiens m'ont demandé si je pouvais reconnaître l'homme au couteau. Ils m'ont accompagné dans Compagny's gardens. Nous n'y avons vu que des damnés dormant sous des tentes dans le meilleur des cas, et à la belle étoile, lorsque leur infortune était à son comble. Ils voulaient l'attraper, le cogner dur, lui montrer à ce "bastard" que nul ne peut défier impunément l'ordre des riches. Ils voulaient lui faire la leçon, pour le corriger de ces errances, et justifier ainsi leur maigre salaire.
Aux limites de leur territoire, le visage d'Isidore et de Donnie s'est éclairé à la lueur d'un lampadaire, lorsqu'ils m'ont dit leurs prénoms. J'ai vu alors dans leurs yeux, qu'il suffisait de peu de choses pour qu'ils puissent s'enorgueillir d'être apparentés à la communauté humaine.
Chaque jour, et chaque nuit, dans les rues de Cape Town, des hommes poussent leurs chariots de fer, où ils ont entassés pêle-mêle des objets qu'ils tentent de vendre à longueur de journée. Je les entends le matin, je les vois le soir, trainant leurs marchandises dans la pente des rues abruptes, comme s'ils traînaient là leur vie entière. En les regardant, je pense à Sysyphe, et je me dit que c'est en s'inspirant de la pauvreté et de l'absurdité de la condition humaine qu'Albert Camus a dressé le portrait d'un homme heureux.