2008, Dékaz pa nou, La Grande Chaloupe, La Réunion
La Grande Chaloupe : un village en sursis, Dékaz pan nou…, publié dans le magazine 2512, n° 21, octobre 2008.
(Propos recueillis par C. M. / photographies Nelson Navin)
(Propos recueillis par C. M. / photographies Nelson Navin)
Je n'ai jamais été opposé au Tram-Train, bien au contraire. Mais en tant que reporter photographe, j'ai voulu comprendre quels étaient les enjeux et les risques encourus par ceux qui étaient menacés d'expulsion. Le point de vue des décideurs, à ce moment là, était largement relayé par les médias et les personnes menacées par la déclaration d'utilité publique ont pu se faire entendre elles aussi. La démarche que j'ai observée était en quelque sorte, proche de celle des ethnologues, dont le but n'est pas de prendre parti, mais de comprendre, par l'observation et l'enquête orale, pour finalement restituer objectivement le discours de ceux qu'ils ont étudiés. Mais la comparaison s'arrête là, puisque je ne tire aucune conclusion des témoignages recueillis.
Bonus : l'intégralité des propos recueillis
Magali Boyer
« Mes parents se sont installés ici, au numéro 14 du chemin militaire, en novembre 1957. Je crois que le frère de mon père habitait déjà là. C’est lui qui a dû dire à mon père que le coin était agréable. A l’époque le train marchait encore. J’en ai un souvenir précis notamment parce qu’une fois mes parents m’ont oubliée sur le quai. Au début, on dormait dans une petite cabane sur un « goni », le temps que mes parents construisent une petite « kaz ». »
« Je ne suis pas allée très loin à l’école. J’ai très rapidement aidé ma mère à soigner les animaux, les cabris, les volailles. Les marmailles allaient chercher de l’eau à la source mais il fallait être accompagné d’un plus grand. Dans ce temps là, la forêt commençait presque devant la porte. Il fallait traverser cet épais bois, un peu effrayant, pour atteindre la source. Dans la « kaz », il n’y avait pas d’électricité, tout fonctionnait au pétrole, la lampe, le réfrigérateur. Une radio « lontan » jouait toujours en fond sonore. »
« J’ai toujours grandit là avec mon frère et mes quatre sœurs. Je me souviens de ce temps béni. Pour jouer, on avait construit une petite voiture en tôle, rustique, certes, mais avec un volant et des pédales. Dans les chemins cabossés on adorait lâcher le frein pour dévaler des pentes. On s’amusait beaucoup. Quand je pense à tout ça, mon regret c’est qu’on me force à partir d’ici. Là où j’ai tous mes souvenirs. »
« Ici tout le monde connaît tout le monde. On se dit bonjour, on se respecte. Tout ce qui est en train de se perdre ailleurs est la base de notre quotidien. On y tient »
« J’ai rencontré mon mari en 1982. On s’est mariés un an plus tard, par respect pour nos parents, le temps des présentations. La nuit de noces on l’a passée ici et c’est ici aussi qu’on s’est installés. Moi je ne voulais pas aller ailleurs qu’ici. La grande chaloupe représente toute mon existence, mon enfance, mon adolescence et après ma vie de femme. C’est le fief de ma culture ancestrale. Je ne voulais pas être déracinée. Ma mère vit encore ici, elle nous a fait grandir et c’est un juste retour des choses que de rester auprès d’elle. »
Philippe Boyer, le mari de Magali
«J’ai grandit dans les hauts de Saint-Joseph. La Grande Chaloupe je ne connaissais, comme beaucoup de Réunionnais d’ailleurs. On ne s’imagine pas ce qui se cache derrière. Je n’avais jamais vu un coin si riche avec une nature aussi généreuse. Au début je dois avouer que ça m’a fait bizarre. Ici la façon de vivre est particulière. Aujourd’hui, si on casse ma maison, je ne partirai pas. J’installerai une tente sous le tram train. »
Magali Boyer
« Ici on est libre, rien n’est interdit. Quand tu marches dans les galets, tu vois des papangues. Quand la saison des goyaviers arrive, il suffit d’emprunter le chemin Saint-Bernard pour en trouver. Pour les mangues il faut grimper du côté du chemin des Anglais. Zembrovades, piment, safran, brèdes manioc ... on dispose de tout à portée de mains. Au fond, ici on n’a pas besoin d’une cour, elle est partout. »
« Pour se soigner c’est pareil. Les médicaments nous en prenons rarement. Les ancêtres nous ont appris à nous soigner avec les plantes. Par exemple pour le mal de tête, on prend des feuilles « tantan », il n’y a rien de plus efficace. Je n’ai qu’à les cueillir devant chez moi. »
« Quand arrive la saison des tangs, pas besoin de partir à la chasse, ce sont les tangs qui viennent te voir, tu ouvres le portail il y en a devant ta porte. Depuis toute petite, les animaux ont toujours été en liberté, on ne les enferme jamais. Mes lapins par exemple vivent en liberté dans ma cour. Moi j’ai toujours eu des volailles, des lapins. Les cabris j’ai arrêté parce que je n’ai plus l’âge d’aller les chercher dans la montagne. »
« Le soir quand en plein été il fait trop chaud, on s’assied dehors en famille. On fait tourner une partie de dominos parfois jusqu'à dix heures, onze heures. La famille c’est sacré. Mon frère, ma fille et moi on habite à côté, derrière il y a ma sœur, ma nièce et un autre membre de la famille. Et de l’autre côté du chemin militaire il y a ma mère et ma sœur. Au total on est huit familles. Chacun vit chez soi mais c’est rare de passer une journée sans se voir. On passe regarder ce que l’autre a préparé à manger. On se met des petites barquettes de côté. Parfois, il y en a un qui passe, puis un autre, au final quand arrive midi on mange tous ensemble. »
« Notre religion c’est la religion malgache. C’est mon frère qui s’occupe de ça. Les ancêtres décident et mon frère organise les servis. Les ancêtres sont dans leur milieu, dans la nature, sur la terre où ils ont débarqué. Les gens qui ne savent pas ce que représente cette religion disent qu’on n’a qu’à prendre nos ancêtres et partir avec. Nous on vit avec eux au quotidien Ils sont là présents en permanence, nous guident, nous permettent d’éviter les dangers. C’est important de le transmettre à mes enfants Si on me déracine, ils ne connaîtront jamais ça. »
Reine-Claude Nativel
« Me dire qu’un jour je vais devoir partir, j’en perds la nuit. J’ai tout construit ici, ma vie, ma famille. »
« Je suis née ici, le 8 septembre 1965. Mes parents se sont installés en 1962. Mon père avait acheté un terrain ici pour que chacun de ses enfants aient une parcelle. Onze familles vivent sur ce terrain familial. Certains ont déjà transmis leur héritage à leurs enfants, j’ai des neveux et des nièces qui habitent là. Ma fille habite déjà juste derrière et si un jour mon fils revient j’aimerais tellement pouvoir lui donner un bout de terrain. »
« Mon mari je l’ai connu à la Grande Chaloupe. Son frère est marié à ma sœur. Lui, il vient de Bois de Nèfles Saint-Denis mais la Grande Chaloupe il connaissait déjà comme son poche, il venait pêcher. Moi à l’époque j’étais en France. Aujourd’hui on a quatre enfants et ça fait cinq ans que l’on est installés dans la maison de papa. »
« Petite, la vie était belle même s’il faut le reconnaître que l’on vivait dans la misère. Ce n’était pas évident de faire vivre quinze enfants mais on était heureux. Dans le temps, on avait un parc avec des cochons, l’eau de source coulait juste derrière la maison. Le cresson, les songes, les piments, les bringelles, rien ne nous manquait. Aujourd’hui, c’est ce que l’on essaie de reconstruire, cette vie d’avant. Nous on veut vivre comme avant. On a mis en place un système de canalisation pour avoir de l’eau de source. On a replanté des fruits et des légumes. On élève des cabris, des canards, des volailles comme ça quand on fait une fête de famille, on a tout sous la main. On ne vend rien, ce n’est que pour notre consommation personnelle. Ici on peut faire la fête, on est ensemble. On habite tous les uns à côté des autres. »
Michel Nativel, le mari de Reine-Claude
« Je ne partirais jamais. Ici, je respire, il n’y a pas de béton. On vit comme dans le temps lontan. Nous on ne veut aller plus vite que notre temps. Chaque matin sur le feu de bois, je chauffe l’eau pour café, pour prendre ma douche. La seule chose que nous avons de moderne c’est l’électricité et la télévision.
« Ici c’est un paradis. Je travaille du lundi au vendredi. Le reste du temps je marche dans la montagne, je baigne dans la nature. Je vais chercher les guêpes. Et quand la saison tang arrive, on met les feuilles bananes et on partage le repas en famille. Dans un immeuble je deviens fou. »