La lumière s'étale sur la terre et sur les montagnes, comme une couche de peinture jaunâtre, légèrement diluée par le temps. Et le ciel se contente d'entourer la terre et la mer. L'air marin souffle gentiment poussant les oiseaux plus hauts. L'azur de la ligne d'horizon, où se perd la silhouette des montagnes les plus éloignées, me rappelle les couleurs de la Baie des Anges.
J'ai marché de longues heures, à contourner cette table montagne, en suivant les marées où longtemps se sont échoués des navires. Combien d'hommes ont perdu la vie, à cause d'une mauvaise tempête ?
Là où les badauds trainent leurs bedaines, achètent et consomment plus qu'ils n'en ont besoin, des bateleurs animent la foule paresseuse mais bon enfant. Un jeune asiatique, à la souplesse d'un moine shaoline, beau comme une divinité incarnée, marche sur du verre, avale des sabres en plastique et surtout défie les lois de la gravité en jouant avec une boule de verre, puis une autre. Plus loin, un homme automate, que seul son regard espiègle trahi lorsqu'il se moque à sa façon de son public captif.
Aujourd'hui, est un autre jour. Après mes heures de service, d'une journée bien remplie, je suis allé à un rendez-vous, sur Constitution Street. Je devais visiter un appartement. Déconvenue. Quartier sale et triste, inquiétant, même si le sourire de Mandela illumine la façade d'une maisonnette abandonnée. La propriétaire ne vient pas. Elle a du retard. Au moment où je m'en vais, elle arrive. Je visite sa demeure. Insalubre dans une résidence sécurisée. Je m'en vais. Même si ma recherche n'a pas aboutie, au moins, j'ai vu cette autre réalité, celle que l'on aime pas voir d'habitude.
L'ombre de la nuit enveloppe Cape Town et ses alentours. Il ne faut pas que je traine. Le quartier est vraiment pourri. Suivre la direction de Signal Hill, c'est là que se trouve Loop Street. Je décide de couper au plus court. Mais suivre la bonne direction n'indique en rien que l'on atteindra la bonne destination. Je remonte Parlement Street. Impossible de tourner à droite, pour rejoindre Long Street et donc Loop Street, qui est parallèle. Je poursuis. Et lorsque enfin j'aperçois une petite rue, qui étrangement s'appelle "Avenue", tournant dans la bonne direction, je m'y engage pensant être sauvé. Mais cette pensée m'avait déjà condamné, car dès que l'on cède à la peur, les fauves tapis dans jungle urbaine sentent à dix mille lieues la chair épouvantée. Face à moi s'avance un couple. Pas de danger à priori, mais mon intuition me dit d'éviter de passer au milieu de ce couple qui se divise comme un fleuve pour mieux me prendre à son filet. J'esquive en me déportant sur ma droite, mais il est déjà trop tard. J'ai compris que le couple est en chasse et que je suis la proie dans cette avenue qui n'a rien d'une avenue, à part quelques arbres poussifs qui dorment depuis longtemps. Je suis seul, mais lorsqu'on est seul avec soi-même, on est toujours deux. Tout va très vite. Le fauve s'approche de moi, tandis que la lionne est quelque part dans mon dos, il cherche à m'agripper, je m'échappe, il sort son couteau, qu'il ouvre lentement, mais ses yeux sont assoiffé du sang qu'il sent battre en moi et dont il veut se repaître. Tuer, pour lui, ce n'est qu'une vieille habitude, une seconde nature dont le regard glacial est sans équivoque. Il veut m'imposer sa brutalité, parce que la bête sauvage qui est en lui ne connaît plus la douleur, ni la soif, ni la faim. Cela change de ces demandes polies de sans abris, qui vous remercient de les avoir écouté, même quand vous n'avez n'avez rien à leur donner. Mais lui, la bête, il ne demande rien, il s'octroie, il prélève son dû, comme autrefois les bandits de grands chemins demandaient "la bourse ou la vie". Il me demande : est-ce que tu veux mourir ? Ce qu'il ne sait pas, c'est que ma peur n'est pas celle que l'on ressent lorsque l'on est face au frisson du dernier instant. Non, je n'ai pas peur de mourir, même si évidemment, j'ai peur d'avoir mal, d'être là, agonisant, alors que tout commence à peine et que je me sens enfin vivant ici. Non, je n'ai pas peur de la mort. J'ai eu peur de ne pas pouvoir vivre assez longtemps pour finir ce que j'ai à faire. Je refuse de mourir sans mon consentement. Je veux écrire mes livres, voir ces peuples qui tous ensemble tissent notre humanité, je veux rencontrer cette femme qui m'attend quelque part, peut-être lui faire quelques enfants, et aussi, transmettre ma foi en l'humanisme, œuvrer d'une façon ou d'une autre, et à la mesure de mes forces, pour que ce monde soit un peu plus lumineux qu'il ne l'est aujourd'hui.
J'ai de bonnes raisons de vivre. Je l'ai toujours su, et sans doute aujourd'hui plus que jamais. Je n'ai pas le droit de mourir sans avoir achevé ma quête, et donc, sans avoir donné à ma vie, le sens que je lui donne. Je ne veux pas œuvrer pour une quelconque postérité. Je travaille pour moi, je suis l'artisan et le salarié de ma propre vie. Je suis en accord avec ma philosophie, avec mon regard sur le monde.
La pointe de son couteau contre ma vie ? Non merci. Ma vie est plus précieuse qu'une simple intimidation. Puisque j'étais seul avec moi-même, mon moi, m'a dit sagement, que te veux cet imbécile dont tu n'as déjà jouis ? Même s'il te prend ta vie, ta vie a déjà été meilleure que la sienne. Que peut-il vouloir ? Du respect, de l'attention ? Non, pas lui, il est trop mesquin pour cela, trop carnivore. Il lui faut de l'or. Encore et toujours de l'or. Accepte de perdre un peu, et tu sauveras tout le reste, l'essentiel. Je lui ai donné mon téléphone portable. Oui, je le lui ai donné, avant qu'il ne me le prenne. Pour lui, il n'y a pas de différence, puisqu'il a obtenu ce qu'il désirait. Pour moi, cela change tout. Il n'a rien pris que je n'ai voulu librement lui donner. Ma vie contre un téléphone. Oui, le bonheur, c'est simple comme un coup de fil.
Dans la bousculade qui a précédé le don, j'ai senti mes jambes défaillir. J'avais trop marché et soudain, mes muscles se sont froissés. Tant pis. Qu'importe cette douleur, j'ai sauvé ma peau.
N'être si peu de chose avant de naître, et n'être plus rien, après la vie, voilà donc le secret des Hommes.